Le « sexting »
La conversation sexuelle est un art compliqué : les mots du désir sont trop médicaux, trop explicites, trop régressifs, on ne sait pas nommer une chatte – alors comment la caresser ? C’est vrai dans le feu de l’action, c’est toujours vrai dans nos écrans. Il n’empêche que l’écrit permet de prendre son temps pour trouver les mots justes, la périphrase bien trempée, les points de suspension chirurgicaux.
Le « sexting » combine sexe et texto… mais, ironiquement, le terme est mal choisi. D’abord parce qu’il y a bien longtemps que les applications de messagerie, comme celle de Facebook, ont détrôné le texto, mais surtout parce que le sexting s’est émancipé du pur textuel. On se sexte massivement par photos interposées. Une application comme WhatsApp permet d’envoyer des messages audio saupoudrés de soupirs. Les adeptes de la vidéo enverront leurs clins d’œil sur Snapchat. Ne parlons même pas des émoticônes (la fameuse aubergine : tout un symbole). Instagram, Vine, Tinder, Kik, FaceTime… parce que le sexe est partout, la conversation sexuelle s’exporte sur tous les supports imaginables.
Avec un succès qui ne se dément pas, puisque non seulement le sexting est entré en 2014 dans le dictionnaire de Cambridge (camarades français, encore un effort : côté Larousse, on apprend que « sexto » signifie « sixièmement »), mais aussi dans la plupart de nos vies érotiques. En France en 2013 (autant dire avant l’invention de l’imprimerie), 29 % d’entre nous avaient déjà reçu des photos ou vidéos de personnes dénudées, 20 % en avaient envoyé et 20 % en avaient réclamé. Chez les moins de 25 ans, 35 % en avaient reçu, un quart en avait envoyé. Mais ce ne sont pas seulement les jeunes qui sextent le plus : ce sont aussi les femmes. Si les chiffres américains sont très semblables, l’an dernier au Canada, plus de huit personnes sur dix avaient sexté au moins une fois dans l’année écoulée, et neuf personnes sur dix avaient déjà tenté l’expérience. Cette tornade montre à quel point nous sommes friands de communication érotique (et à quel point nous nous ennuyons dans la file d’attente du supermarché).
Une torture délicieuse
Puisque nous sommes accros (admettons-le), comment bien sexter ? En utilisant à notre avantage les contraintes du support : le temps et l’espace. Le sexting se pratiquant en l’absence du partenaire, embrassons cette frustration. Le fondement de l’érotisme repose sur le fait de se donner à moitié ? Alors le sexting en est l’arme absolue, et il convient de rappeler à intervalle régulier la sentence du délai : « On ne touche pas. » (On complétera par gentillesse : « Pas toute de suite. ») Quitte à être dans l’absence physique et la présence émotionnelle, autant rendre la torture délicieuse. Cette guerre des nerfs peut prendre des formes multiples – qui écrit le plus, qui propose, qui attend ? Qui lâche la première photo après une conversation purement écrite ? Parmi ces mille manières de s’agacer, il faut en outre compter la possibilité du silence, de la douche froide dont on sait qu’elle ne blessera pas, ou de la réponse très retardée. Paradoxalement, ne pas sexter peut se révéler le meilleur sexting.
Quitte à instrumentaliser l’absence, notons qu’un bon échange comporte une très assumée part de bluff. On peut se faire passer pour plus malins et éloquents que nous le sommes, mais aussi pour plus déshabillés ou actifs (que la personne n’ayant jamais écrit « je suis toute nue » en jogging informe me jette la première carte SIM). Les mensonges « blancs » sont admis. On se doute bien que vous n’êtes pas réellement en train de vous caresser sous votre chemise (votre agenda stipule que vous êtes en réunion dans la salle B23). Ce n’est pas grave. Mentez comme un arracheur de dents.
L’échange possède également une dimension programmatique. Nous sommes dans le préliminaire très avancé, celui qui étend la zone du rapport sexuel de plusieurs heures, voire de plusieurs jours. Sans communication, on se fait son fantasme en solo, et le moment venu, peut-être les scénarios sont-ils incompatibles – ce qui peut constituer une bonne ou une mauvaise surprise. En se titillant en amont, les amants peuvent synchroniser leurs désirs, voire prendre des décisions pragmatiques (si le rapport sexuel fantasmé implique un lieu extérieur, il sera peut-être plus commode de porter une jupe. Ou un parapluie).
Une franchise libératoire
Côté dialogue, parce que le sexting nous débarrasse de l’obligation de l’immédiateté comme des élans poétiques interminables, il autorise une certaine franchise – parfois brute de décoffrage. Cette franchise sera libératoire pour les couples bloqués dans l’incommunicabilité verbale de leurs désirs. Si on ne sait pas dire, peut-être pourra-t-on écrire. Inventer des néologismes. Tourner autour du pot. Lancer un jeu de questions-réponses. Proposer un « action ou vérité ». Ou envoyer un lien vers un article qui évoque le fantasme en question, ou opter pour une photo… Tout ce qu’un face-à-face ne permet pas.
Enfin, et désolée d’être barbante, mais un bon sexto est un sexto sécure. Parmi les insécurités, comptons la potache mais toujours possible erreur de destinataire (et la proposition langoureuse envoyée à la belle-sœur : histoire vécue), le hack informatique diffusant vos données en public (c’est encore arrivé cette semaine à 800 000 utilisateurs d’un site pornographique), le scandale médiatique si vous êtes une célébrité sportive, artistique ou politique (avec des dommages collatéraux surprenants, comme c’est actuellement le cas pendant la campagne présidentielle américaine), le vol de téléphone portable, le harcèlement.
Même la création de comptes anonymes et l’utilisation de vault apps (des systèmes « coffre-fort » interdisant l’accès à vos photos, par exemple en demandant un mot de passe) ne vous protègent pas du très redoutable revenge porn – que deviennent ces textes et ces images quand, et si, la relation s’interrompt ? Pour achever votre enthousiasme : si les trois quarts d’entre nous préféreraient garder leur correspondance privée (sans blague), un quart des sexteurs admettent montrer ce qu’ils reçoivent à leurs amis – en moyenne trois amis, ce qui fait beaucoup de voyeurs par rebond.
Une règle fondamentale
Il n’y a pas de bonne réponse à ces risques, seulement une règle fondamentale : ne jamais prendre de photos comportant à la fois votre visage et vos parties intimes. Si vous en recevez, rigolez un moment (tout de même) puis effacez-les. Refusez de voir les sextapes volées des stars, les correspondances de vos amis : protéger sa vie privée commence par respecter celle des autres.
Ceci étant dit, et toute paranoïa abusive laissée de côté, le sexting reste une formidable manière de maintenir et de faire évoluer sa sexualité, en l’inscrivant dans un temps long – l’anticipation, la réalisation ou pas du programme, le plaisir de relire ses échanges après-coup. Il se trouvera toujours des grincheux pour affirmer que cette « tendance » est vulgaire, inutile, illégitime, voire le signe de la fin du monde. Ceux-là peuvent retourner lire Les Liaisons Dangereuses, pendant que nous autres les vivons. En vrai.
Article tiré du monde | Par Maïa Mazaurette
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